Ils étaient trois : Bernard, Cacahuète et Géraldine vivaient en cage, juste à côté de la maison. J’avais trouvé les noms, ce qui me rendais très fière et me faisait me sentir responsable. Pendant des mois je leur donnais à manger, nettoyais et paillais les clapiers, je voulais le mieux pour eux. Alors, dès que j’en avais le temps, je m’empressais de les sortir pour les regarder manger la pelouse. Je me souviens du mercredi après-midi ou ma grand-mère est venue me dire que c’était aujourd’hui qu’on allait s’occuper des lapins. Je n’avais pas prévu de crise de larmes, je crois bien que cela ne m’a même pas traversé l’esprit. Je savais que toute cette rigueur et ces soins, tout cet amour et cette attention me conduirait à ce jour-là, c’était en quelque sorte la continuité du lien et je n’avais pas prévu de me défiler, bien au contraire, j’avais l’intention de participer à la mise à mort avec ma grand-mère et le chien pas très loin des poules. Je revois très bien les gros yeux de mamie vissée au fond de ses bottes et sa voix qui m’expliquait avec rigueur et le plus profond sérieux qu’il ne fallait pas rater le premier coup pour assommer la bête. Je l’entends encore me dire : Tu vois c’est très important de ne pas trembler, de ne pas hésiter. Si tu sens que tu n’es pas capable alors laisse tomber et oublie les lapins. Si tu fais souffrir les bêtes avec ton désarroi alors ne t’approche pas. Par surprise, mamie a assommé Bernard, Cacahuète et Géraldine, puis elle les a saignés. Ensemble, nous les avons pelés et lentement dépecés, nous avons pris soin de ne pas abîmer les chairs et de ne rien gaspiller. Nous avons très peu parlé. J’ai compris qu’on ne perturbe pas ce genre de rituel car la gratitude se déploie dans le corps de la dépouille.