Le gouffre de Heinz – Dérive à l’exergue

(« Le monde est notre champ. »)
Henry John HEINZ (1844-1919)
J’avais ouvert et trouvé un paysage blanc. Sur la droite, un peu à la marge, j’avais aperçu un bosquet, présence en exergue que je lisais comme un indice et qui m’offrait de quoi m’orienter. Sac à dos vissé sur les épaules, je m’étais élancée dans sa direction, espérant de l’ombre et une légère ivresse après une cueillette à la Source des Signes. Face au bosquet, à la lisière du livre, ma promenade avait pris la tournure d’une énigme.
« The world is our field. »
Ce n’était pas land, ground, ou même garden mais bien field. Le champ, délimitation si familière, me tombait dessus. Articulé dans une langue étrangère, je ne reconnaissais plus rien et j’étais sonnée.
Je poursuivais pour comprendre, je m’enfonçais un peu plus dans les branchages et l’entrelacs de signes. Je faisais attention à ma tête car le taillis était brut, laissé à son désir de pousser et les branches m’arrivaient la hauteur du visage, me cisaillaient les joues. Dans tout ce fatras, je n’avais pas tardé à trébucher.
Impossible, alors, d’avancer sans m’interroger sur le choc qui venait d’avoir lieu en moi. Ce n’était pas seulement un faux-pas contre une racine, mais le gouffre d’un saut de ligne. A peine découvert, le merveilleux terrain s’était écroulé avec grand fracas formant un aven qui, dans le mouvement qui l’avait entrainé vers le bas, avait formulé son nom : « Henry John Heinz ». J’avais dévissé.
J’ai deux certitudes : je déteste Henry John Heinz et je n’irais pas plus loin. J’espère ne pas voir apparaitre une mare écarlate sous la toile de mon pantalon. Je crois bien que je me suis vu marcher au travers des fougères, là juste devant moi, mais je ne suis déjà plus très sûre de mes songes.
J’ai six ans, je vis à la campagne et j’ai l’habitude de manger les légumes qui ont poussé à l’arrière de la maison. Le moins souvent possible, pour tout ce qui ne pousse pas dans un sol légèrement argileux, nous allons au supermarché, cela ressemble à un déménagement. J’aime participer au convoi cela me change d’air et puis c’est l’occasion de quémander deux, trois bricoles. Il y a une chose que j’adore par-dessus tout et qui trouve naturellement sa place dans le caddie (et quand je dis naturellement c’est sans un geste de ma part) cette chose, c’est une bouteille de ketchup Heinz format « maxi family » et équipée d’une pompe. 1,5 l de sauce américaine et autant de gourmandise. Ensuite, l’histoire se répète, je suis assise à table et je mène d’âpres négociations pour obtenir le droit d’ajouter du ketchup à mes haricots verts ou sur mes navets.
Je devrais appeler quelqu’un, peut-être crier. Quelqu’un d’autre que moi verra-t-il cet aven ? Je ne suis même pas certaine qu’il y ait de la vie au dehors. Je lancerais bien une grosse et belle fusée rouge mais dans mon sac à dos je n’ai qu’un carnet, un stylo et de quoi prendre des photos. J’étais partie sans vraiment penser à une expédition.
La vérité c’est qu’en grandissant j’ai compris ce que le ketchup pouvait exporter du « rêve américain » mais je n’ai jamais cessé de l’aimer à un niveau qui frise le ridicule et surtout je n’ai jamais, jamais interrogé sa fabrication. Jamais je n’ai cherché à savoir qui se cachait derrière ce nom, ni d’où pouvait provenir autant de tomates. J’avais établi que le ketchup était bel et bien une matière noble, quelque chose qui avait dû être, par quelqu’un, découvert à la suite de quoi avait commencé la longue exploitation des gisements de sauce jusqu’à leur assèchement (que j’espérais très égoïstement n’avoir jamais à vivre).
Donc là, plus de vingt ans plus tard, coincée dans mon éboulis je suis bien forcée d’admettre que la fable ne tient pas. Je crois même que c’est cela qui a précipité la matière sur mes tibias.
Je le vois bien Henry, porté par la force de sa phrase, espérer que l’humanité tout entière se convertisse à sa sauce. « The world is our field. » L’horreur n’a pas sa propre langue et parfois tout bascule quand prend corps l’énonciateur. Je le vois. Je ne l’avais jamais vu mais maintenant, avec cette seule phrase, je le vois, coincé dans un complet veston en lainage brun à fines rayures, barbe blanchie et chapeau. Henry est un Américain de taille moyenne, légèrement replet. Dans ses rêves, il devait y avoir quelque chose comme une croûte terrestre recouverte de plants de tomates uniformes et bien en rangs. Une pangée de monoculture intensive à sa gloire et à l’intérieur de cet unique et gigantesque champ, l’humanité occupée à tailler, arroser et ramasser une masse inquantifiable de tomates. Au bout des rangs, une partie des travailleurs profitant de leur pose déjeuner dévorant, entre deux tranches de mauvais pain de mie, une épaisse couche de sauce ketchup. Cela devait être cela le rêve d’Henry, un grand délire expansionniste à l’échelle de la planète.
Mais je dois bien admettre qu’au-delà de la révélation, je baigne surtout dans un mélange subtil d’émerveillement et de colère. Encore plus que la Source du Ketchup, j’aurai voulu la trouver cette phrase, qu’elle soit mienne. « Le monde est notre champ. » Avec ces quelques mots plantés je vois apparaître un véritable sol pour l’écriture, de quoi édifier des monticules de phrases, mes forêts. Qu’y a-t-il d’autre que le monde sous toutes ses formes à énoncer ? « Le monde est notre champ. » Cela résonne comme un hymne et je pourrai le chanter en boucle depuis mon éboulis en espérant que quelqu’un d’autre que moi, même occupé à écrire, puisse l’entendre. Le champ ne résonne plus seulement avec la seule terre que j’ai sous les hanches. Le champ c’est toute l’étendue de mon cadre, la matière pour tout ce qui sera dit et écrit. Le monde est mon champ, mon terrain, ma matière. Je déteste Henry John Heinz qui m’a fait tomber dans l’aven en m’ôtant les mots de la bouche.
La nuit tombe et je ne suis pas certaine de me sortir de là. Je le saurais désormais, le taillis en exergue est parfois un terrain miné : petite portion d’espace délimité par une clôture de mots, il est sur le point de rompre et n’attend que le poids d’un corps pour céder. Et maintenant, qui viendra dans le taillis pour se pencher au-dessus du gouffre de Heinz ? Dans le fond de l’aven, j’attendrai sous la nuit large comme une tomate, j’ai mon hymne pour me tenir chaud.