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Suzanne faisait le même rêve. Chaque nuit les images revenaient. Légèrement modifiées. D’autres angles, d’autres cadrages, des rythmes différents mais, toujours, cela revenait. Elle se trouvait dans un bois, quelqu’un ou quelque chose la poursuivait, elle se cachait pour échapper à une menace trouble, imprécise. Il y avait un abri, une cabane de fortune faite de vieilles planches de bois et Suzanne s’y réfugiait. La lumière s’étirait entre chien et loup sans que la nuit n’arrive à tomber. Cela semblait durer des heures et parfois moins d’une minute.

Quand elle nettoyait les bureaux silencieux, Suzanne pouvait penser à ce qu’elle voulait. Le travail était pénible, rébarbatif et parfois même un peu dégoutant (combien de fois elle avait trouvé une poubelle souillée de nourriture froide ou des toilettes crasseux) mais elle avait ce bonheur du silence. Ses collègues travaillaient dans le même bâtiment, à chacune un étage, qu’il fallait nettoyer la nuit, en amont et en aval des horaires d’ouverture.

Au dehors un bruit s’avançait. Suzanne essayait de le définir, elle tendait l’oreille, s’approchait des parois. A la fenêtre, à chaque fois, elle ne voyait rien. Et puis, sans qu’il n’y ait de transition claire, Suzanne se trouvait au-dehors, elle sentait quelque chose de dur et lourd s’appuyer contre son ventre. La sensation s’étirait. Ce poids sur le bas du ventre, et parfois un pincement de la peau au niveau de la crête iliaque, c’était douloureux. Suzanne sentait qu’elle avait les mains prises, refermées sur quelque chose de dur et froid qu’elle ne pouvait lâcher. A chaque fois, elle essayait de voir, mais ses yeux, bloqués sur l’horizon et les arbres dans le lointain, refusaient de descendre vers ses pieds.

Idéalement, Suzanne, comme ses collègues, quittaient le bureau un peu avant 8h30. Idéalement. Il arrivait qu’un imprévu retarde le travail, quelque chose renversé quelque part, et Suzanne restait un quart d’heure de plus. Les bureaux commençaient à se remplir de présences. On venait. Et Suzanne se dépêchait de finir discrètement, qu’on ne la voit pas trop longtemps, avec sa blouse et son chariot à traîner dans les couloirs. La discrétion était une règle clairement formulée, érigée en principe par l’entreprise qui l’employait. Alors, que les employés de bureaux qui s’installaient ne penchent pas les yeux vers elle pour la saluer, cela n’avait rien d’étonnant et, à en croire sa supérieur, il fallait s’en féliciter.

Après de longs efforts, quand elle arrivait enfin à baisser les yeux, Suzanne trouvait ses mains ensanglantées autour de la tête d’un cerf qui gisait à ses pieds. Elle regardait la bête dans les yeux et, à chaque retour du rêve, semblait rassurée de tenir entre ses mains un couteau et le bois de l’animal maculé de sang caillé. Un bois si lourd qu’il lui pesait sur les hanches.