Dans l’atelier, tu regardes fixement le pan de mur qui se trouve devant toi. Le temps s’écoule et s’étire jusqu’à ce que tu ne reconnaisses plus rien de ce que tu avais vu au moment de prendre la pose ; tout devient plus étrange et se leste d’un poids.
Tu voudrais regarder ailleurs. Autour de toi, les mains et les corps se meuvent au-dessus des pages, cela suscite en toi en certain désir de mouvement, mais tu ne dois pas bouger, pas encore. À ta façon tu essayes: quelques rotations oculaires et tu agrippes un mètre de plus à gauche: un fragment du plafond. Tu ne sais déjà plus le temps qui s’est écoulé depuis que tu t’es installée. Dans l’immobilisme de la pose, tu te replies à l’intérieur de toi, tu n’es que tes yeux ; cela t’arrive souvent en début de séance, quand ton corps n’est pas encore engourdi par les minutes immobiles. Tu te condenses dans ce que tu vois. Maintenant, c’est un pan de mur. Plus tôt, c’était une épaule et un corps caché derrière un chevalet ; plus tard, un regard. Mais la chair, ta chair, se rappelle à toi ; d’une manière ou d’une autre ton corps refuse de se faire oublier trop longtemps et tu découvres que le temps a un poids, qu’il pèse toujours quelque part.
En t’asseyant légèrement en appui sur ton pied, tu sais qu’après les cinq premières minutes immobiles, l’articulation gauche de ta hanche va se réchauffer ; tu sais qu’une vague de chaleur va irradier depuis le col de ton fémur jusqu’à ton ischion gauche, que la chaleur va se propager en étoile à l’intérieur de toi, qu’elle viendra s’enrouler autour de ton ovaire droit avant de remonter comme un lierre l’intégralité de tes entrailles; qu’elle ne s’arrêtera pas avant d’avoir légèrement réchauffé ton estomac ; à moins que, oui, à moins que le temps réservé ce soit déjà épuisé ; qu’il soit l’heure d’une autre pose, d’un autre dessin.
En attendant, il te reste encore de longues minutes à traverser assise sur ton pied. Autour de toi, le silence est presque absolu, tu ne perçois que les frottements des mines et des sanguines sur le papier, les mains effleurent les pages en de petits gestes répétitifs ou hésitants. À ce stade de la séance, tu sais que ta structure se dépose sur leur page. Tu sais que ton corps est découpé en tranches, membre après membre, les formes se déposent sur l’espace vierge: ta tête et ton torse sont des œufs, ton genou est un cube à l’extrémité de ta cuisse gauche ; tu les vois faire, les yeux plissés, ils te découpent en morceaux, ne laisse rien de toi indemne. Pour tenir, tu respires ; bien que la découpe soit inoffensive, le temps passé sans bouger peut ouvrir des brèches de douleur en toi.
Tu développes de nouveaux jeux. Dans le silence de l’atelier et sans avoir à en dire un mot à celles et ceux venus pour dessiner, tu déploies un nouveau rapport à toi-même, tu explores de nouvelles lois.
Tenir debout longtemps est plus facile si l’écartement de tes pieds est plus grand que celui de tes hanches.
Ton bras levé sans aucun appui, c’est une minute et trente secondes de fixité avant un affaissement léger.
Assise sur un côté, débrouille-toi pour avoir trois appuis. En cas de manque, pose un coude.
Ta tête est toujours douloureuse lorsqu’elle dévie de son axe.
Et tu égrènes ainsi de nouvelles formules. Tu les affines par expérience, à la lumière de tes crampes et engourdissements. Tu fais le tour de toi ; tu prends conscience de tes muscles les plus solidement actifs ; tu te découvres un pied et des épaules solides, le genou droit plus faible que le gauche. Les poses s’enchaînent, les séances se multiplient et tu n’arrêtes plus de te parcourir ; ton corps devient un territoire toujours plus grand. Tu ne te lasses pas de le traverser.
