Corps de ferme
La première borne c’est la maison d’enfance. La grande maison au bout du chemin, le cœur du hameau. C’est une maison immense, bourgeoise, pas vraiment la représentation que l’on se fait de la maison paysanne. Rien à voir avec le corps de ferme crasseux et sombre qu’on imagine ouvert sur une cour ou barbotent des canards. Il y a une cour, oui, mais recouverte d’un fin gravier clair, deux parterres cernent la porte d’entrée ainsi que deux petits sapins taillés en pointe. On dit cela, corps de ferme et peu importe que cela colle avec la représentation qu’on en a. Prenons cela pour origine, puisqu’il faut bien que le dessin s’arrime à quelque chose.
Le corps de ferme, c’est le tronc. Le buste autour duquel viennent s’accrocher les bras, les jambes, une tête. Au départ, le corps de ferme est bien serti de tous ses membres, cela forme un corps solide et besogneux. Les années passent, les enfants naissent, beaucoup, pour augmenter la main d’œuvre, puis les parents meurent. Dans une sorte d’eucharistie terrienne, on divise le corps. Le premier des fils garde le tronc et les parcelles attenantes. Les autres partent avec un bras, une cuisse. La propriété s’écartèle, la campagne et les fermes prennent des allures d’éclaboussures. Ça se fait en sourdine, parce que les hommes meurent, sans que personne ne puisse vraiment y faire quoi que ce soit où aller contre. Le paysage lui, ne change pas. Chacun part travailler un peu plus loin de ce corps originel, mais l’horizon ne bouge pas.
Pour le travail, ça devient pénible, on se déplace avec les bêtes sur des chemins trop rares et le temps passé à rejoindre une parcelle est autant de temps de travail à rajouter à la fin de la journée. Il y a toujours les boisseaux, les chemins creux, les prairies morcelées, le lavoir. La situation semble pouvoir se reproduire éternellement mais à force d’entailles le corps s’affaiblit et vient le moment où n’y a plus de matière à diviser. On se trouve coincé, alors il faut réagir et panser les plaies : trouver ici ou là une prairie et risquer une greffe.
Fragment d’un travail en cours.