(début du texte : .166)
. Chutes du Niagara
C’est pour le frisson, le fracas, la démesure, enfin ce que j’en imagine. La première fois le lien d’Earthcam ne me dévoile rien qu’une épaisse brume dans la pénombre. Il fera bientôt nuit et l’image, saturée de gouttelettes, ne m’offre rien qui puisse m’émouvoir. Le temps est mauvais et brouille l’objectif de la caméra. Je ne vois plus qu’une minuscule caméra vissée sur un pied, abandonnée aux éléments.
Le dispositif réapparait et me pousse à changer de lieu.
Quelques jours plus tard, j’essaie de voir à nouveau.
Il fait visiblement grand soleil sur les rives du Niagara mais le vent souffle au point de faire vaciller l’image. Je découvre la chute d’eau en légère contre-plongée. Le fleuve est balafré d’un immense croissant de lune, comme effondré sur lui-même par la pression d’un gigantesque pouce. La balafre est pleine d’écume, le débit d’eau inimaginable, voilà les fameuses chutes. Coincée dans les 15 pouces de mon ordinateur, je peine à saisir l’échelle des lieux. Je reste fascinée par l’ample mouvement de l’eau qui s’empare de toute l’image et bientôt de moi, moi qui rêvais de tout laver à grandes eaux… le live est hypnotique et déroutant. En bon appât touristique, le cadre est focalisé sur le fleuve et ses chutes mais l’immense fracas du paysage est amputé. Pas un son ne filtre jusqu’à mes oreilles. Earthcam déplie un monde muet, une vision de carte postale en mouvement, brisure de réalité lointaine, sans vacarme, sans humidité, sans joie.
Sur toute la surface de la planète, les rétines numériques articulent des mensonges exotiques qui peinent à tenir le monde dans des bords clos. Collectionneuse d’angles, je voyage dans leurs zones mortes, en hors-champ. Je m’échappe de ces fenêtres numériques, reviens à mes alentours, prends appui sur le bois de mon bureau.
À suivre dans le prochain fragment.